- Je ne sais pas comment je vais faire, papa... Mais je dois le faire, c'est nécessaire pour que je comprenne et réalise que c'est fini, complètement fini.
- Je suis là, mon grand, je serai là, avec toi.
- Je sais. Merci. Si j'étais seul, en ce moment, je...
- Tu n'es pas seul, Philippe, nous sommes tous avec toi.
L ‘étage de l'hôpital sentait le désinfectant, odeur mêlée à celles d'autres produits qui dégoûtaient Philippe. Il n'avait rien avalé depuis longtemps, sauf les quelques bouchées du sandwich qu'il avait vomies aussitôt arrivé à l'hôpital. Cette odeur lui redonna la nausée.
Un médecin les installa dans son bureau.
- Jonathan n'a pas eu le temps de souffrir lors de l'accident. Son coeur a explosé sous la pression des fractures. Il n'a eu aucune chance de s'en tirer. Il est mort paisiblement.
- Paisiblement! répliqua Philippe sur un ton hargneux. À trois ans, avec un coeur éclaté!
- Je voulais dire qu'il n'a pas souffert, monsieur Lambert. Habituellement ' les parents sont soulagés quand ils savent que leurs enfants n'ont pas souffert avant de mourir.
- Je ne suis pas différent des autres.
Philippe dut réprimer des larmes.
- Est-ce que son corps est en bon état?
- Son corps a été plutôt abîmé. Mais sa figure n'a été touchée que par quelques éclats de verre. Si vous le voulez, son cercueil pourra être ouvert.
- Est-ce que je pourrai rester avec lui quelques minutes? Je veux le regarder comme il faut, percevoir cette sérénité dont vous parliez. Une fois que les corps sont passés par le salon funéraire, ils ne se ressemblent plus du tout.
- Vous pouvez rester à côté de lui si vous le voulez, le temps que vous le souhaiterez. Mais ce n'est pas conseillé de prolonger indéfiniment. Vous ne vous feriez que du mal.
- Je sais ce qui est le mieux pour moi! Mon père peut m'accompagner? J'en ai besoin.
- Bien sûr. Venez avec moi, je vais vous présenter au technicien qui s'est occupé de votre fils. Il va vous conduire à lui.
Philippe, suivi de Jean-Pierre, sourit à cet homme, jeune et expressif. Le médecin se retira.
- Dans le cas d'une mort comme celle de Jonathan, je laisse habituellement le parent le prendre dans ses bras quelques instants, très délicatement. Il reste quand même enveloppé dans un drap, mais ce dernier contact avec l'enfant aide souvent le parent à faire son deuil... Si ça ne vous intéresse pas, ce n'est pas grave du tout, ce n'est qu'une proposition. Si c'est trop dur, rien, je dis bien rien, ne vous y oblige, monsieur Lambert.
Philippe regarda son père puis le technicien, les larmes aux yeux.
- Oui, il faut que je le fasse.
L’homme les conduisit vers le corps de Jonathan, étendu sur une table. Seul son visage dépassait du drap dans lequel il était enveloppé. Philippe éclata en sanglots quand l'homme prit son fils dans ses bras.
- Tenez, monsieur Lambert. Tout doucement. Redonnez-le-moi quand vous le voudrez. Prenez tout votre temps.
Philippe enlaça le petit corps tout froid, tout raide de son bébé sans pouvoir cesser de pleurer. Le médecin avait eu raison: Jonathan souriait presque, un sourire plein de sa joie de vivre, que même la mort n'arrivait pas à lui arracher.
Vivre. Philippe pleura de plus belle. Il entendait son père faire de même derrière lui.
- Myriam est morte aussi, hein, papa?
Le silence de Jean-Pierre était lourd de signification.
- Papa, j'ai tout perdu. Marie-Ève ne survivra peut-être pas. Ou dans quel état? Myriam est morte... Mon Dieu, qu'est-ce que je vais faire, maintenant?
Philippe appuya sa tête sur le petit front froid de Jonathan, tenant son corps comme s'il avait eu un trésor entre ses mains. Ses membres commencèrent à trembler, mais il ne pouvait cesser de fixer le beau visage de son bébé. La main de son père était posée sur son dos.
- Qu'est-ce que je vais faire? répéta Philippe, au bord de l'évanouissement.
Il embrassa le front de Jonathan. Il aurait voulu l'emporter avec lui, lui redonner la vie, se sentir moins impuissant. Philippe aurait volontiers donné sa vie pour celle de Jonathan. Ses enfants auraient été orphelins, mais Philippe savait qu'ils auraient été heureux avec leurs grands-parents et avec Nicolas près d'eux.
- Il faut que tu sois fort, Philippe.
Comme si c'était possible! Philippe aurait voulu hurler à son père de dire autre chose que des stupidités.
- Mon petit Jonathan, bredouilla-t-il plutôt. je t'aime tant ...
Ses épaules tressautaient.
- Je ne pourrai jamais survivre, dit-il pour lui-même. Je n'ai plus rien.
- Tu as Marie-Ève, Philippe. Elle aura besoin de toi quand elle sera guérie.
Son front contre celui de Jonathan, Philippe pleura, pleura, pleura un long moment. Puis, épuisé, à bout de souffle, nauséeux, il releva la tête, regarda son fils plusieurs secondes.
- Tenez, dit-il très faiblement à l'employé de la morgue. Prenez soin de lui, je vous en conjure.
Le regard de l'employé accrocha celui de Philippe:lui aussi était très ému et avait les yeux mouillés.
- Soyez-en certain, monsieur. Gardez un beau souvenir de votre fils, pas celui de ce moment-ci ...
Philippe promit en s'épongeant les yeux, mais il savait qu'il n'oublierait jamais l'image de ce petit corps sans vie.
- C'est un enfant adorable et je suis sûr qu'il est très bien là où il est maintenant. Ne vous inquiétez pas pour lui.
- Oui...
En se dirigeant vers la porte, Philippe se retourna pour un dernier adieu, puis, dans une salle en retrait, sans doute là pour les gens éprouvés, il se laissa choir sur une chaise. Jean-Pierre ne cachait pas ses larmes, mais refoulait ses sanglots. Il tenait la main de son fils.
-Il n'a pas souffert, Philippe, ça me console.
Philippe avait renversé sa tête vers l'arrière, cherchait désespérément de l'oxygène.
- Qu'est-ce que j'ai bien pu faire au bon Dieu pour être puni comme ça? murmurait-il.
Il se pencha, serra ses poings de toutes ses forces pour évacuer sa détresse. Le réconfort de son père ne l'atteignait plus. Une bulle de désespoir absolu s'était formée autour de lui.
- Myriam va aller le rejoindre et prendre soin de lui.
Son père murmura quelque chose d'incompréhensible.
Il faut que j'arrête de penser, reprit Philippe. je sens que je vais mourir.
Il faut surtout que tu dormes, maintenant. Allez, viens.
Quelques bonnes heures chez toi, dans ton lit, O.K.? Ça va te soulager un peu
- Non, dit Philippe en secouant vigoureusement la tête, pas à la maison! Ça va me faire trop mal, je le sais, je ne veux plus jamais remettre les pieds dans ma maison! Je ne serai pas capable!
- Viens chez nous, dans ce cas-là. Tu ne seras pas tellement loin de l'hôpital et tu te reposeras un peu, c'est vital pour toi.
- D'accord, mais pas longtemps. je veux profiter de Myriam, c'est normal, non?
- Bien sûr que c'est normal. Allez, viens.
Philippe dormit trente minutes et se réveilla en sueur: il venait de rêver que Jonathan et Marie-Ève se trouvaient avec lui et Myriam dans le grand lit conjugal.
Mais non. Jonathan, son petit garçon, qui lui avait apporté avec une grande fierté un jus d'orange, était maintenant enveloppé dans un sac de plastique et couché dans un réfrigérateur.
Philippe se leva en courant et vomit. Dépité, Jean-Pierre garnissait des gaufres chaudes avec la confiture de sa femme - un plat dont Philippe, Myriam et les enfants raffolaient.
- Je n'ai pas faim, papa, excuse-moi. je veux retourner à l'hôpital.
Jean-Pierre insista à peine avant de tout jeter à la poubelle.
- Je suis prêt, Philippe, partons quand tu veux.